Prof André Mbata: “Etienne Tshisekedi aura été le plus grand combattant de la démocratie et de l’Etat de droit depuis l’indépendance du Congo »

La République Démocratique du Congo (RDC) vit une semaine historique qui sera marquée par le rapatriement et l’inhumation  au pays de la dépouille d’Etienne Tshisekedi deux ans et quatre mois après son décès survenu le 1er février 2017 à Bruxelles, en Belgique. Votre journal reprend ci-dessous l’hommage posthume du Prof André Mbata à Etienne Tshisekedi, qui fut le premier Congolais à obtenir le titre de Docteur en droit à l’Université Lovanium de Léopoldville – actuelle Université de Kinshasa – qui était alors l’une de premières universités africaines.

                  Je n’avais pas encore eu l’occasion de le voir en privé. C’était donc notre première rencontre. Il voyageait le lendemain pour commencer par Lubumbashi sa campagne électorale pour l’élection présidentielle qu’il allait gagner, même s’il devait être privé de l’imperium. A Sunnyside Park Hotel de Johannesburg où il était logé depuis son arrivée en Afrique du Sud, le 24 juillet 2011, son emploi de temps était très chargé et il avait l’air un peu fatigué par l’âge. Son entourage était strict en ce qui concerne ses audiences. J’étais l’une des rares personnes qu’il avait accepté de recevoir ce jeudi 28 juillet 2011 avant son voyage pour Lubumbashi. Quand le « Sphinx » était finalement devant moi et prenait ma main, l’émotion était à son comble. Pour la première fois de ma vie, je me trouvais devant un homme qui avait donné des migraines et des cauchemars à presque tous les présidents que la RDC avait connus jusque-là, de Joseph-Désiré Mobutu à Joseph Kabila en passant par Laurent-Désiré Kabila.

                  «Prof Mbata Betukumesu Mangu – il connaissait mon nom complet avant même de me recevoir ! – je vous attendais. J’ai appris que malgré votre nationalité congolaise, vous êtes le premier professeur noir de droit constitutionnel à l’Université d’Afrique du Sud. Comment est-ce possible dans ce pays où l’Apartheid n’a pas encore totalement disparu et où la xénophobie fait toujours rage ? Peu importe. Comme vous le savez, depuis l’indépendance, la RDC, notre pays, a terriblement souffert du non-respect de l’Etat de droit qui explique essentiellement toutes les crises qu’il a traversées. Je m’engage dans la campagne électorale pour l’élection présidentielle que je vais remporter sans aucun doute– il parlait avec une conviction déconcertante ! Ma campagne va porter sur l’Etat de droit. »

                  C’est par ces mots brefs que le « Lider Maximo » me recevait. Il n’en dira pas davantage pendant les 45 minutes de cet entretien historique qu’il m’accordait pour lui parler de l’Etat de droit démocratique et la manière dont nous pouvions l’établir et le consolider alors qu’il m’écoutait religieusement, impassible dans son siège.

                  Il méritait bien son surnom de « Moïse ». A la manière de Moïse de la Bible appelé à libérer les enfants d’Israël de l’esclavage de Pharaon en Egypte pour les conduire vers Canaan, la « Terre promise », le « Moïse congolais » parlait peu, lentement, mais puissamment. Son silence ou son éventuel bégaiement était également capable de secouer le Léviathan. A l’instar de Moïse en Egypte, Tshisekedi avait donné des insomnies à tous les « Pharaons congolais ». Et même mort, Etienne Tshisekedi se sera montré encore plus dangereux que lorsqu’il était en vie, le « dernier des Pharaons » lui ayant privé de sépulcre en s’opposant pendant plus de deux ans au rapatriement et à l’inhumation de sa dépouille mortelle qui était alors condamnée à rester en terre étrangère de Belgique.

Lors de notre entretien en Afrique du Sud, Président Etienne Tshisekedi m’avait  demandé de venir avec lui au pays pour donner ma contribution à l’instauration et à la consolidation de l’Etat de droit. Revenu à Kinshasa en août 2011, j’avais l’occasion de le rencontrer pour une seconde – et dernière – fois dans sa résidence mythique de la 10e Rue à Limete, où je lui avais remis avec ma dédicace un exemplaire du livre que j’avais dédié à Nelson Mandela car, toutes proportions gardées, même s’il n’avait pas connu 27 ans de prison et n’exercera jamais le pouvoir présidentiel, Etienne Tshisekedi était pour les Congolais ce que Nelson Mandela fut pour les Sud-africains. A ce titre, il mérite des hommages exceptionnels qu’une Nation reconnaissante sait rendre à ses plus dignes fils.

                  Etienne Tshisekedi nous avait appris à vaincre la peur de la mort et la mort elle-même pour défendre les intérêts du peuple dont la victoire était certaine selon la formule que Rossy Mukendi écrira plus tard en se servant de son propre sang : « Le Peuple gagne toujours ».

                  Jamais, depuis l’accession du pays à l’indépendance, un homme n’aura lutté pour la démocratie avec autant de pugnacité, de hargne, de courage, de fermeté, de détermination, de constance, d’abnégation et d’intransigeance qu’Etienne Tshisekedi. Il abhorrait la dictature qu’il considérait comme devant être « déboulonnée » à tout prix, mais dans la non-violence. Alors que la vertu désertait le monde politique dominé par la corruption, les détournements des deniers publics, le tribalisme, le régionalisme et d’autres antivaleurs érigées en dogmes d’une religion d’Etat, Etienne Tshisekedi incarnait les valeurs qui sont les nôtres et pour lesquelles des personnes comme Nelson Mandela étaient préparées à mourir s’il le fallait. Il représentait la résistance d’une nation menacée d’inanition et en péril.

                  Sa modeste résidence de Limete continuera d’interpeller plusieurs générations de Congolais qui devraient comprendre qu’on n’entre pas en politique pour se faire de l’argent sur le dos de son peuple, construire des hôtels, des palais, ni des fermes à des fins d’exploitation agricole ou minière (!), mais plutôt pour servir. Etienne Tshisekedi était un patriote qui prêchait par l’exemple. Chez Tshisekedi, la patrie venait avant la famille et même sa propre personne qu’il pouvait même sacrifier. Il avait consacré sa vie au service de son peuple et était prêt à tout donner pour la démocratie et la justice.

                  « Le Peuple d’abord !» est le testament qu’Etienne Tshisekedi aura laissé à toutes les générations de politiciens et d’intellectuels congolais. Il est fort à craindre que le ciel gronde pour libérer les dernières pluies annonçant le début de la saison sèche ou que le majestueux fleuve Congo qui aura été l’un des témoins privilégiés de son combat sorte de son lit lorsque le vendredi 31 mai et le samedi 1er juin 2019, au Stade des Martyrs de Kinshasa qui va exploser, devant plusieurs délégations étrangères et devant le Président de la République, plusieurs dizaines de milliers de Congolaises et de Congolais entonneront la chanson « Kobosana te, Papa alobaki le Peuple d’Abord » (« N’oublie pas que Papa avait dit le Peuple d’Abord », chanson destinée à son fils Félix Tshisekedi devenu Président de la République) pour marquer l’entrée solennelle du « Sphinx » dans l’éternité.

                  «Le Peuple d’Abord !» et l’Etat de droit comme héritage spirituel et politique d’Etienne Tshisekedi, je les avais vus venir en Afrique du Sud lorsque je m’efforçais de répondre à la principale question qu’il m’avait posée lors de notre entretien et qui me rappelait bien Lénine : « Que faire pour instaurer et consolider un Etat qui serve avant tout les intérêts de notre peuple et non pas ceux des dirigeants ou des étrangers ? »

                  Ma réponse était qu’il fallait un Etat de droit qui devait également être l’Etat du peuple tout entier. Cette réponse qu’il approuvait était basée sur les termes du Préambule et du premier article de la Constitution du 18 février 2006, dont nous avions jeté les bases lors du Dialogue inter-congolais qui avait été organisé  à Sun City en Afrique du Sud. Pour Etienne Tshisekedi, premier docteur en droit et premier constitutionnaliste de son pays comme pour moi-même, le caractère sacré de la Constitution se ressentait d’abord dans son préambule et dans son premier article.

Le Préambule se réfère  à « Nous, Peuple congolais ; Uni par le destin et l’histoire autour de nobles idéaux de liberté, de fraternité, de solidarité, de justice, de paix et de travail ; Animé par notre volonté commune de bâtir au cœur de l’Afrique, un Etat de droit et une nation puissante et prospère fondée sur une véritable démocratie…». Quant à l’article premier de la Constitution, il définit la RDC comme « un Etat de droit, indépendant, souverain, uni, indivisible, social, démocratique et laïc ».

                  Par ailleurs, le rôle que le « Sphinx du Congo » – et pas seulement de Limete – aura joué dans la vie politique du pays au cours de 50 premières années de son indépendance, ne devrait jamais faire oublier qu’il était le premier congolais à être proclamé « Docteur en droit ». Il avait compris avant tout le monde que la « Nation puissante et prospère » et le « pays plus beau qu’avant » dont les Pères de notre indépendance rêvaient ne pouvait se construire que sur le socle d’un Etat de droit démocratique.

                  Que le « Père de la démocratie » congolaise soit aussi le premier docteur en droit de son pays formé à l’Université de Kinshasa est lourd d’enseignements pour les juristes et les praticiens du droit, pour les facultés de droit et pour les universités congolaises. Le premier enseignement est qu’une véritable démocratie est indissociable de l’Etat de droit. Le second est que l’on ne saurait être un bon juriste, chercheur, enseignant, praticien ou simplement un bon étudiant en droit sans un réel engagement à promouvoir l’Etat de droit, la démocratie et la justice. Il s’agit là d’un devoir qui s’impose particulièrement en ce moment où plusieurs d’entre nous sont devenus des thuriféraires, des tambourinaires du pouvoir, des garçons de course des dirigeants, pratiquant une politique et une science du ventre, n’hésitant pas de sacrifier les principes et les valeurs sur l’autel de leurs intérêts égoïstes de pouvoir et d’argent et choisissant de trahir leur mission plutôt que de l’accomplir.

                  Ce sont finalement les universités congolaises en général, particulièrement celle de Kinshasa et plus spécialement sa faculté de droit qui l’avait formé qu’Etienne Tshisekedi interpelle dans leur mission de servir la communauté nationale. L’ancienne Université Lovanium a depuis longtemps cessé d’être une « Colline inspirée » pour devenir le site où se dispense une science sans conscience, qui n’est que la ruine de l’âme et de la communauté nationale. Il avait certes commis de nombreux péchés comme la plupart des humains, mais Etienne Tshisekedi était un « saint » à cause de tout le bien qu’il aura fait à son peuple.

                  Aucun acteur politique de sa génération n’aura été tant aimé de son peuple qui le confirme encore après son décès. Il pouvait bien commettre des erreurs – il en avait commis plusieurs -, mais le peuple était toujours prêt à lui accorder son pardon ou à le comprendre tandis que lui-même se relevait. Nelson Mandela, cet autre « saint profane » définissait un saint non pas comme une personne qui n’a pas commis ni ne commet pas de péchés, mais celle qui est capable de se relever chaque fois qu’elle serait tombée. Même s’il est mort de maladie, Etienne Tshisekedi aura été un martyr de la démocratie et de l’Etat de droit.

                  Les hommages populaires et officiels qui lui ont été et lui seront encore rendus auraient du reste suffi pour ouvrir grandement les portes du Paradis à cet homme, catholique pratiquant de son vivant, qui n’aurait pas besoin d’un long procès canonique pour être déclaré « Bienheureux », au regard du serment de Jésus sur la montagne (Matthieu 5, 3-12). Il était assez pauvre en esprit pour recevoir le Royaume des cieux. Il avait suffisamment pleuré pour être consolé. Il était doux pour hériter la terre. Toute sa vie durant, il avait eu faim et soif de justice pour être rassasié. Il était miséricordieux pour recevoir miséricorde. Il avait le cœur pur pour mériter de voir Dieu. Il était un artisan de paix et mérite d’être appelé fils de Dieu. Il avait été persécuté pour la justice pour espérer recevoir le royaume des cieux. Il avait été insulté, persécuté et calomnié. Sa récompense est grande dans le ciel parce qu’on a dit – et on dira encore – faussement toute sorte de mal de lui à cause du combat qu’il a mené pour la démocratie, l’Etat de droit et la justice car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui l’on précédé !

                  Notre « Moïse national» était bel et bien un prophète qui aura annoncé et salué de loin un Congo démocratique pour lequel il avait combattu sans pour autant être autorisé  à y entrer lui-même, laissant le bâton à Josué… ! Il est clair aujourd’hui qu’il était la lumière de son peuple, une lampe placée sur une montagne et qui a su briller devant les hommes et éclairer tous ses concitoyens.

Etienne Tshisekedi était aussi un héros national dont l’élévation ne saurait se discuter à cause du combat qu’il a mené pour la démocratie et l’Etat de droit dans le pays. Il était déjà reconnu tel de son vivant. Sa reconnaissance comme héros aura donc précédé toute proclamation officielle. Elle est d’autant plus indiscutable qu’elle émane du peuple souverain qui va le confirmer à travers les hommages qui lui seront rendus tout au long de la semaine.

                  En outre, selon l’article 84 de la Constitution actuelle de la RDC qui avait été approuvée par référendum, le Peuple congolais a donné au Président de la République le pouvoir de conférer les grades dans les ordres nationaux ainsi que les décorations. Etienne Tshisekedi avait depuis longtemps cessé d’appartenir à sa famille biologique. Il n’appartient pas non plus au parti qu’il avait dirigé, l’Union pour la Démocratie et le Progrès Social (UDPS).

                  Pour ne pas se trouver en difficulté face au peuple qui l’a élu et qui n’hésiterait pas à le lui imposer, au lieu de tergiverser en pensant aux critiques injustifiées selon lesquelles il le ferait pour un père qui pourtant n’était plus seulement le sien dès lors qu’il était devenu le « père de la démocratie et de toute la nation », Félix Tshisekedi, qui représente aujourd’hui cette Nation en sa qualité de Président de la République, ne ferait qu’assumer les devoirs de sa charge en conférant à Etienne Tshisekedi la plus haute décoration et le grade le plus élevé qu’il mérite dans les ordres nationaux.

                  D’autre part, l’on ne saurait être un véritable intellectuel et se réjouir du statu quo, se dire neutre, se taire devant les souffrances de son peuple ni se montrer complaisant en pactisant avec ses oppresseurs. Dr Etienne Tshisekedi était le modèle d’intellectuel organique de son peuple. Plusieurs fois arrêté, torturé, et relégué dans son village, son corps mortel portait les marques des souffrances de tout un peuple. Selon Nelson Mandela, « Personne ne peut prétendre connaître vraiment une nation, à moins d’avoir vu l’intérieur de ses prisons». Etienne Tshisekedi méritait le titre de « Père de la nation » qu’il connaissait bien pour avoir séjourné régulièrement dans ses prisons.

                  Il connaissait et partageait les souffrances de son peuple qu’il aimait et qui l’aimaient également. « Le Peuple d’Abord » comme devise et mot d’ordre traduisait cette complicité entre lui et son peuple.

                   Enfin, lorsque se terminait notre entretien à Sunnyside Park Hotel de Johannesburg le jeudi 28 juillet 2011 en fin de matinée et qu’il autorisait qu’un photographe qui se trouvait exceptionnellement sur les lieux nous prenne une photo souvenir, lui, un vieil homme fatigué mais toujours combatif restant assis alors qu’il m’enjoignait de me mettre debout, l’universitaire n’avait aucun problème avec la symbolique et le message était immédiatement compris.

                  La flamme du combat pour la démocratie, l’Etat de droit et la justice comme préalable pour bâtir, au cœur de l’Afrique,  « une Nation puissante et prospère » et « un pays plus beau qu’avant » pour « Le Peuple d’Abord » était en en passe d’être transmise.

                  Une génération de combattants était prête à s’asseoir et à prendre un repos bien mérité pour céder la place à une génération plus jeune qui devait poursuivre le combat et rester debout jusqu’à la victoire totale du peuple sur les démons de la dictature et d’autres antivaleurs dont le pays a tant souffert depuis l’indépendance. Et du « Père de la démocratie » en personne, j’avais compris que même si nous ne pouvions pas tous être comme Josué qui fit entrer le peuple d’Israël dans la « Terre promise » et écrasa ses ennemis (Exode 17, 8-13), nous devrions au moins tous contribuer à ce combat pour la démocratie, l’Etat de droit, et la justice sans lesquels aucune nation ne peut véritablement se construire ni prospérer.

                  Dr Etienne Tshisekedi restera l’un de plus grands chantres et combattants de l’Etat de droit démocratique dans l’histoire de la RD Congo et du continent.

                  Il est l’homme politique congolais qui aura exercé l’influence la plus décisive sur ses contemporains au cours du premier cinquantenaire de l’indépendance du pays et dont le combat inspirera plusieurs générations à venir. Il est l’une de plus grandes figures du 20e et du début du 21esiècle au Congo. Il reste une icône, un héros, une légende et son nom sera à jamais associé à la lutte contre la dictature dans notre pays. Etienne Tshisekedi restera également un modèle de courage et d’intégrité pour tous ceux qui luttent pour la démocratie en Afrique et dans le reste du monde. Il était un homme d’un extraordinaire courage et en tout cas le congolais le plus courageux que j’ai jamais rencontré. Il aura battu tous les records en termes d’interpellations, d’arrestations, de relégations et de procès. Personne n’a fait plus que lui dans notre génération pour faire avancer les valeurs de l’Etat de droit et de la démocratie. 

                  C’est avec les deux doigts de sa main droite levés en signe de V (victoire), son légendaire munyere sur la tête et c’est debout, conformément à notre hymne national, Debout Congolais qu’il savait chanter si fièrement, qu’Etienne Tshisekedi fait son entrée triomphale dans l’éternité où il rejoint des personnes comme Ghandi, Kimbangu, Lumumba, Mandela et bien d’autres qui l’y avaient précédé. Immortel comme eux et de nature divine, il est devenu un puissant esprit qui continuera de veiller sur son peuple et le reste de l’humanité qu’il ne manquera pas de soutenir dans le combat pour la démocratie, l’Etat de droit et la justice. Le « Sphinx » ne meurt donc pas, il est éternel.

André Mbata Mangu

Research Professor, College of Law, University of South Africa

Professeur ordinaire, Faculté de Droit, Université de Kinshasa

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